Qu'est-ce que le soft power ?

 

 

Le soft power est une expression qui a été forgée, à la fin des années 80, par le grand politologue états-unien Joseph Samuel Nye, Jr. L'usage de ce terme se répandit après celui-ci l'utilisa dans un article qu'il publia, en 1990, dans le bimestriel états-unien Foreign Policy.

 

Joseph Nye définit le soft power en l'opposant au hard power, qui désigne, quant à lui, tous les moyens conventionnels de la diplomatie, c'est-à-dire l'usage, bien sûr, de la négociation ; et l'aboutissement de cette négociation peut être aussi l'usage de la force¹. C'est ce que nous dit le grand théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz, dans une des définitions qu'il donne de la guerre :

 

« La guerre est le prolongement de la politique par d'autres moyens. »

 

Carl von Clausewitz (1780-1831)

 

 

Une autre définition de la guerre que nous a laissée Carl von Clausewitz est :

 

« La guerre est un acte de violence dont l'objectif est de contraindre l'adversaire d'exécuter notre volonté. »

 

Incidemment, n'oublions jamais que, comme l'écrivait George Orwell dans son magnifique ouvrage 1984 (Folio, 1950 pour la traduction française, p. 283), un des adversaires de la classe dirigeant un pays est sa propre population :

 

« La guerre est engagée par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets et l'objet de la guerre n'est pas de faire ou d'empêcher des conquêtes de territoires, mais de maintenir intacte la structure de la société._»

 

 

Un État utilisant le soft power avec succès insufflera à d'autres pays la volonté de le suivre car ils en admireront les valeurs.

 

Le soft power désigne donc tous les moyens non conventionnels, apparemment non violents, utilisés afin d'imposer sa volonté à ceux que l'on considère comme ses ennemis ou ses vassaux², voire à sa propre population : cela peut être, notamment, la rhétorique, le discours, l'instrumentalisation de la culture. Ces moyens indirects d'exercer le pouvoir peuvent se concrétiser, par exemple, dans le cinéma, les séries télévisées, le modèle et les valeurs d'une nation, l'aide humanitaire ou encore la langue.

 

 

¹Force qui peut être mise en action de multiples façons : sabotages, enlèvements, assassinats, attentats, troubles locaux, guerres civiles et internationales, ces dernières pouvant être directes ou indirectes. Le hard power peut s'utiliser tant contre une puissance étrangère - qui peut être ennemie, neutre ou alliée - qu'à l'encontre de son propre pays.

 

²Rappelons que Zbigniew Brzezinski a écrit dans son livre Le grand échiquier (Pluriel, 1997, p. 88) :

« Pour le dire sans détour, l'Europe de l'Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses États rappellent ce qu'étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires. »

 

Le soft power : un phénomène identifié il y a plus de 2000 ans

 

Le soft power peut sembler être un procédé fort moderne, mais il n'en est rien. En effet, au Ier siècle avant notre ère, le poète latin Horace écrivait déjà :

 

« Graecia capta ferocem victorem cepit, et artes intulit agresti Latio. »

 

Ce qui signifie en français :

 

« La Grèce captive conquit ses féroces vainqueurs et fit entrer ses arts dans le Latium rustique. »

 

Horace avait déjà exprimé, il y a un peu plus de 2000 ans, le fait que la culture peut être un outil de conquête.

 

Le cinéma : un vecteur privilégié du soft power

 

En plus d'être l'industrie culturelle la plus importante depuis le début du XXe siècle, le cinéma, à l'inverse de la lecture, faisant bien plus appel à l'émotion du spectateur qu'à sa réflexion, a intéressé, dès ses débuts, les propagandistes de tous bords.

 

En Allemagne, la réalisatrice Leni Riefenstahl met ses talents au service de la propagande du régime national-socialiste, dès 1933, avec son film Sieg des Glaubens (en français : La Victoire de la foi) et, un an plus tard, en 1934, elle réalise son célèbre Triumph des Willens (en français : Le Triomphe de la volonté).

 

En Union soviétique, cela faisait déjà neuf ans que Sergueï Eisenstein avait réalisé, en 1924 donc, son premier film стачка (en français : La Grève) afin d'œuvrer pour la propagande communiste de l'Union soviétique. Lénine, qui venait de mourir, avait parfaitement compris l'importance cruciale du cinéma pour la propagande, ce qu'il avait exprimé en ces termes célèbres :

 

« Le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important. »

 

Mais c'est sans doute aux États-Unis d'Amérique qu'est sorti, en 1915, le premier film de propagande : The Birth of a Nation (en fançais : Naissance d'une nation). Ce film faisait l'apologie du Ku Klux Klan et, loin d'être cantonné à d'obscures salles de projection isolées, bénéficia d'une diffusion nationale aux États-Unis d'Amérique, et puis dans d'autres pays. The Birth of a Nation fut même le premier film de cinéma à être projeté à la Maison-Blanche.

 

La propagande est, bien sûr, présente dans tous les types de films. Dans les films publicitaires, évidemment, dans les séries télévisées, de toute évidence, mais également dans les dessins animés de Walt Disney. En effet, selon Sébastien Roffat, auteur du livre Animation et propagande, on ne trouve pas moins de propagande (c’est-à-dire de volonté de promouvoir des idées et des valeurs) dans les films d’animation de Walt Disney que dans le film de Leni Riefenstahl Le Triomphe de la volonté, pourtant souvent cité comme un modèle de cinéma de propagande !

 

Une fois que l'on a appris que le cinéma a été, dès ses premières années, un instrument prioritaire de propagande pour les régimes de toutes sortes, il serait incroyablement naïf d'imaginer, un seul instant, que le cinéma contemporain serait une simple distraction ou une entreprise mercantile quelconque. Au contraire, plus que jamais, le cinéma, et en particulier le cinéma états-unien, est une arme de propagande extrêmement efficace !

 

Production moyenne annuelle, pour la période 2005-2010, de longs métrages par pays

(cliquez sur la carte pour l'agrandir)

 

 

Nombre de gens s'imaginent, de façon erronée, que les États-Unis d'Amérique sont les premiers producteurs de films. Il n'en est rien, loin s'en faut ! En effet, l'Inde à elle seule, avec ses 1150 longs métrages annuels, produit plus du double de films que les États Unis d'Amérique, qui, avec leurs 500 films annuels, n'arrivent qu'en troisième position, derrière les 526 films produits annuellement par la Chine. L'Europe, quant à elle, produit bien plus de longs métrages que les États-Unis d'Amérique, dont la production annuelle de films est égalée rien que par les productions combinées de la France, de l'Allemagne et du Royaume-Uni qui produisent respectivement 220, 180 et 100 films en moyenne par an.

 

Malgré cela, 65 % des films distribués en Europe proviennent des États-Unis d'Amérique, au détriment de la production cinématographique européenne, sans parler du fait que nous sommes privés d'une immense majorité de films provenant du reste du monde, que ce soit d'Asie, bien sûr, ou même de Russie, d'Afrique ou encore d'Amérique latine. Quelle regrettable perte culturelle !

 

Cette situation, qui est absurde, a été imposée, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, par les États-Unis d'Amérique à l'Europe de l'Ouest dans la foulée du plan Marshall. Celui-ci, qui avait été présenté comme une « aide » économique, n'était en réalité qu'un plan de mise sous tutelle économique et culturelle des pays de l'Europe de l'Ouest. Par exemple, en France, où les films états-uniens étaient interdits depuis 1939, les États-Unis d'Amérique sont parvenus, par le truchement de l'accord Blum-Byrnes, signé en 1946, à imposer à la France la levée de l'interdiction des films états-uniens en France, sans aucune limite de quota ; la France ayant misérablement obtenu une exclusivité accordée aux films français quatre semaines sur treize, les États-Unis d'Amérique refusant d'accorder à la France de pouvoir réserver sur son propre territoire une exclusivité de sept semaines sur treize à sa propre production cinématographique ! Le résultat fut que deux fois moins de films français furent diffusés dans les salles françaises en France qu'il n'en avait été diffusé dans les années 1941 ou 1942 sous l'occupation allemande ! La France se retrouvait désormais sous influence culturelle majeure états-unienne.

 

La langue : une vision du monde

 

Une langue, c'est une vision du monde ; imposer sa langue, c'est imposer sa vision du monde.

 

La langue est une arme essentielle du soft power.

 

Combien de fois n'a-t-on pas vu, depuis des millénaires, une communauté tenter d'imposer sa langue en interdisant à un groupe qu'elle entend dominer d'utiliser la sienne ?

 

On ne compte plus les américanismes de plus en plus saugrenus. On trouve de plus en plus de mots, non seulement dans le langage quotidien, mais également dans la presse, par exemple, qui proviennent directement de l'américain.

C'est ainsi, par exemple, qu'on rencontre de plus en plus le disgracieux néologisme possiblement, dérivé du mot américain possibly. Pourquoi ne pas employer simplement le mot français peut-être ? De même, le mot français certainement est de plus en plus souvent remplacé, de façon erronée, par le terme définitivement, issu du mot américain definitely.

 

En adoptant une langue, vous en adoptez la vision du monde, ce qui affecte votre mode de pensée. Est-il vraiment plus difficile de parler sa langue maternelle que de singer son voisin par mimétisme, afin de tenter d'être dans un certain air du temps, en parsemant son discours d'américanismes absolument injustifiés ?

 

Le soft power états-unien : un procédé omniprésent qui est une véritable entreprise de colonisation mentale

Le soft power n'est certes pas un outil aussi moderne qu'on pourrait le croire à première vue, mais les États-Unis d'Amérique en font, au moins depuis 1945, un usage d'une intensité encore jamais atteinte. Et ce, de façon d'autant plus efficace qu'insidieuse.

 

La plupart des gens, dans nombre de pays, et certainement en Belgique, ne soupçonnent aucunement à quel point leur cerveau est en cours d'américanisation.

 

Le soft power états-unien est présent dans bien d'autres secteurs que le cinéma ou l'usage de la langue. Citons, entre autres exemples : la presse, les livres, les magazines, les bandes dessinées, la malnutrition moderne à l'américaine, la plupart des logiciels informatiques utilisés, la majorité de la musique distribuée en Europe, sans compter tous les vêtements ornés d'un fier drapeau états-unien.

L'américanisation du monde (dessin d'Andy Singer)

 


Que faire ?

 

Sans aucunement rejeter quelque culture étrangère que ce soit - on peut en effet apprécier, par exemple, un magnifique film d'Eisenstein pour ses qualités cinématographiques  - ni la culture états-unienne en particulier, il ne faut jamais perdre de vue que la culture peut toujours être instrumentalisée à des fins de propagande, en particulier quand il s'agit de cinéma. En ces temps de propagande perpétuelle, il faut toujours garder un esprit critique alerte qui nous aidera à percevoir les choses pour ce qu'elles sont et non pour ce qu'on voudrait nous faire croire qu'elles fussent.

 

De même, ne perdez jamais de vue que tout acte public que vous posez est, entre autres, porteur d'un message. Par exemple, arborer un vêtement figurant un drapeau des États-Unis d'Amérique, alors que vous n'êtes pas de cette nationalité et que vous ne vous êtes peut-être même jamais rendu dans ce pays, est un acte de propagande dont vous n'avez, peut-être, pas conscience.

 

Également, soyez fier de votre culture ainsi que de votre langue maternelle ; ne laissez pas celle-ci se contaminer inutilement par toutes sortes d'américanismes.

 

Il serait dommage que vous soyez, à votre insu, un outil du soft power états-unien.

 

 

Mike Werbrouck

Président fondateur du MIB

 

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