Qu'est-ce que la double pensée ?

 

« Il apparaissait qu'il y avait même eu des manifestations pour remercier Big Brother d'avoir augmenté jusqu'à vingt grammes par semaine la ration de chocolat.

Et ce n'est qu'hier, réfléchit-il, qu'on a annoncé que la ration allait être réduite à vingt grammes par semaine. Est-il possible que les gens avalent cela après vingt-quatre heures seulement ? Oui, ils l'avalaient. Parsons l'avalait facilement, avec une stupidité animale. La créature sans yeux de l'autre table l'avalait passionnément, fanatiquement, avec un furieux désir de traquer, de dénoncer et de vaporiser quiconque s'aviserait de suggérer que la ration était de trente grammes, il n'y avait de cela qu'une semaine. Syme lui aussi avalait cela, par des cheminements, toutefois, plus complexes qui impliquaient la double pensée. Winston était-il donc le seul à posséder une mémoire ? »

 

George Orwell, 1984, (Folio pour la traduction française, 1950, p. 88)

 

 

Vous est-il souvent arrivé de vous trouver en présence de personnes, peut-être des collègues, des amis, voire des proches ou même de parfaits inconnus, qui tiennent des propos semblant défier votre mémoire, voire l'intelligence elle-même ? Certes, il y a toujours des gens qui parlent un peu vite, voire sans savoir, et il peut aussi arriver, même aux plus érudits, de se tromper parfois lourdement mais qu'en est-il quand les propos tenus défient de simples faits facilement vérifiables ? Et quand ces mêmes propos sont tenus par des figures d'autorité, comme nos parents, nos professeurs ou tout simplement par les grands médias qui ont pignon sur rue, que penser ? Vous est-il alors arrivé de vous demander, après vous être bien sûr remis en question et après avoir vérifié l'exactitude de votre connaissance des faits en cause, ainsi qu'après vous être également assuré que vos interlocuteurs ne plaisantaient pas, si vous aviez affaire à des amnésiques ou à des fous ? Ou bien, à l'instar de Winston, de vous demander si vous étiez le seul à posséder une mémoire ?

 

Un récent exemple

 

Ce 13 novembre 2017, soit exactement deux ans après les attaques perpétrées dans la capitale française, Ruth Elkrief recevait, dans son émission 19H Ruth Elkrief, Pierre de Villiers.

 

Rappelons, avant tout, que Pierre de Villiers est le général d'armée qui a été chef d'État-Major des armées françaises du 15 février 2014 au 19 juillet 2017, date à laquelle il a démissionné de ses fonctions, événement que Régis Chamagne, entre autres, a commenté dans son article Ce que révèle la démission du CEMA.

 

Rappelons également, pour nos lecteurs, et en particulier pour ceux qui, comme nous-même, ne regardent jamais la télévision, que Ruth Elkrief est une journaliste très connue qui opère à la télévision française. C'est ainsi, par exemple, qu'elle formait, avec Laurence Ferrari, la paire de journalistes qui présentaient, le 04 avril 2017, le débat opposant les onze candidats, dont François Asselineau, à l'élection présidentielle française.

 

Ruth Elkrief et Pierre de Villiers, le 13 novembre 2017,

dans 19H Ruth Elkrief sur BFM TV

 

 

Dans cette entrevue¹, Pierre de Villiers, après avoir fait l'apologie de la vérité (entre 00'38'' et 0'46'') :

 

« la vraie loyauté, c'est de dire la vérité. C'est ce que j'exigeais de mes subordonnés. Je les réprimandais s'ils ne le faisaient pas. »

 

ne réagit aucunement quand, un peu plus tard (entre 02'31'' et 02'40''), Ruth Elkrief affirme :

 

« La décision ensuite elle est prise de frapper Daech en Syrie, c'est juste après le 13 novembre, on considère qu'on est attaqués sur notre sol et on répond. »

 

Voilà qui est particulièrement choquant ! En effet, les attaques aériennes exécutées par la France en Syrie ont officiellement commencé le 27 septembre 2015 et sont donc antérieures aux attentats perpétrés le 13 novembre 2015 à Paris !

 

 

Remarquons également ce passage entre 04'30'' et 04'58'' :

 

« Mais ce n'est pas pour ça que nous avons gagné la guerre contre le terrorisme islamiste radical dont les ramifications sont multiples et dont les mouvements sont multiples. On le voit au Sahel, on le voit au Yémen, on le voit en Libye, on le voit même en Asie, en Amérique du Sud maintenant. Cette guerre contre le terrorisme...

Vous dites au Brésil, dans votre livre.

... transnationale, transfrontalière, elle est mondiale et cette guerre, elle est loin d'être gagnée ; nous avons gagné une bataille. »

 

Ce passage, qui est particulièrement intéressant, sera l'objet de deux prochains articles :

• Qu'est-ce que la guerre contre le terrorisme ?

• La guerre éternelle

 

 

¹Au moment où vous lisez ces lignes, cette vidéo n'est plus visible car l'utilisateur l'a retirée de son compte YouTube. C'est regrettable - ou fort commode, selon le point de vue qu'on adopte -  mais ceux qui chercheront la trouveront... BFM TV a laissé sur sa chaîne YouTube l'un ou l'autre petit passage de cette entrevue, dont celui-ci :

 

Pierre de Villiers, le 13 novembre 2017,

dans 19H Ruth Elkrief sur BFM TV

 

Deux ans plus tôt

François Hollande, le 27 septembre 2015

 

 

Le dimanche 27 septembre 2015, François Hollande, alors président de la République française - ou plutôt, devrait-on dire, gouverneur de la province France de l'Empire états-unien - annonçait à l'ONU :

 

« La France a frappé ce matin en Syrie... a frappé un camp d'entraînement de ce groupe terroriste DASH [sic] et qui menaçait la sécurité de notre pays. La frappe s'est produite sur le camp dans une localité proche de Deir ez-Zor, à l'Est de la Syrie. Nos forces ont atteint leurs objectifs : le camp a été en totalité détruit. Six avions ont été utilisés dont cinq Rafale et ils ont pu être sûrs que la population civile n'avait pas eu de conséquences. D'autres frappes pourront avoir lieu dans les prochaines semaines si nécessaire avec toujours le même objectif : identifier les cibles qui correspondent à des camps d'entraînement ou à des lieux où nous savons que le groupe terroriste DASH [sic] peut menacer la sécurité de notre pays ou mener des actions terroristes. »

 

Faut-il rappeler que ces attaques aériennes auxquelles la France s'est honteusement livrée en Syrie sont illégales au regard du droit international !

 

 

Pour en revenir à l'objet de notre article, voici les faits dans leur ordre chronologique :

 

1° Le 27 septembre 2015, des avions de guerre français commencent à se livrer à des attaques en Syrie.

2° Le 13 novembre 2015, des attentats sont perpétrés en région parisienne.

3° Le 13 novembre 2017, Ruth Elkrief, vedette du journalisme à la télévision, y déclare :

« La décision ensuite elle est prise de frapper Daech en Syrie, c'est juste après le 13 novembre, on considère qu'on est attaqués sur notre sol et on répond. »

 

Que cela signifie-t-il ? Ruth Elkrief aurait-elle menti ? Se serait-elle trompée ?

 

Quant au Général de Villiers, qui se présentait moins de deux minutes auparavant comme un apologiste de la vérité, pourquoi a-t-il laissé passer une énormité pareille sans rien dire ? N'aurait-il pas entendu ? Aurait-il commis un mensonge par omission ? Serait-ce par loyauté qu'il n'aurait-il pas relevé cette grossière erreur, cette honteuse propagande belliciste ? Lui qui, deux minutes plus tôt, affirmait  « la vraie loyauté, c'est de dire la vérité. » ? Se serait-il tu par soumission ? Par politesse ? Aucune de ces hypothèses ne semble réellement satisfaisante... Alors ? Pierre de Villiers serait-il, tout comme le sont une immense fraction des gens, en particulier ceux qui se laissent hypnotiser par les médias dominants, un pratiquant de la double pensée ?

 

Qu'est-ce que la double pensée ?

 

Lisons la description que George Orwell en a fait dans son magnifique chef-d'œuvre, qui reste une priorité de lecture ou de relecture, 1984 (Folio pour la traduction française, 1950, p. 53-55) :

 

« En ce moment, par exemple, en 1984 (si c’était bien 1984) l’Océania était alliée à l’Estasia et en guerre avec l’Eurasia. Dans aucune émission publique ou privée il n’était admis que les trois puissances avaient été, à une autre époque, groupées différemment. Winston savait fort bien qu’il y avait seulement quatre ans, l’Océania était en guerre avec l’Estasia et alliée à l’Eurasia. Mais ce n’était qu’un renseignement furtif et frauduleux qu’il avait retenu par hasard parce qu’il ne maîtrisait pas suffisamment sa mémoire. Officiellement, le changement de partenaires n’avait jamais eu lieu. L’Océania était en guerre avec l’Eurasia. L’Océania avait, par conséquent, toujours été en guerre avec l’Eurasia. L’ennemi du moment représentait toujours le mal absolu et il s’ensuivait qu’aucune entente passée ou future avec lui n’était possible.

L’effrayant, pensait Winston pour la dix millième fois, tandis que d’un mouvement douloureux il forçait ses épaules à tourner en arrière (mains aux hanches, ils faisaient virer leurs bustes autour de la taille, exercice qui était bon, paraît-il, pour les muscles du dos), l’effrayant était que tout pouvait être vrai. Que le Parti puisse étendre le bras vers le passé et dire d’un événement : cela ne fut jamais, c’était bien plus terrifiant que la simple torture ou que la mort.

Le Parti disait que l’Océania n’avait jamais été l’alliée de l’Eurasia. Lui, Winston Smith, savait que l’Océania avait été l’alliée de l’Eurasia, il n’y avait de cela que quatre ans. Mais où existait cette connaissance ? Uniquement dans sa propre conscience qui, dans tous les cas, serait bientôt anéantie. Si tous les autres acceptaient le mensonge imposé par le Parti – si tous les rapports racontaient la même chose –, le mensonge passait dans l’histoire et devenait vérité. « Celui qui a le contrôle du passé, disait le slogan du Parti, a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Et cependant le passé, bien que par nature susceptible d’être modifié, n’avait jamais été retouché. La vérité actuelle, quelle qu’elle fût, était vraie d’un infini à un autre infini. C’était tout à fait simple. Ce qu’il fallait à chacun, c’était avoir en mémoire une interminable série de victoires. Cela s’appelait « Contrôle de la Réalité ». On disait en novlangue, double pensée.

– Repos ! aboya la monitrice, un peu plus cordialement.

Winston laissa tomber ses bras et remplit lentement d’air ses poumons. Son esprit s’échappa vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu’on se réclame d’elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu’il est nécessaire d’oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l’oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le même processus au processus lui-même. Là était l’ultime subtilité. Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose que l’on vient de perpétrer. La compréhension même du mot « double pensée » impliquait l’emploi de la double pensée. »

 

Que faire ?

 

Dans le contexte de plus en plus généralisé de mensonge et de folie dans lequel nous plonge la guerre cognitive qui nous est livrée par l'oligarchie qui a usurpé le pouvoir, il importe plus que jamais de garder la tête froide et de toujours conserver un esprit critique alerte qui nous aidera à percevoir les choses pour ce qu'elles sont et non pour ce qu'on voudrait nous faire croire qu'elles fussent. Avoir l'esprit critique consiste à ne jamais perdre de vue que l'auteur peut avoir menti ou s'être trompé.

 

Il appartient à chacun de nous de réinformer son propre entourage et, pour ce faire, il est nécessaire de ne pas brusquer les gens, sous peine de passer - à juste titre ! - pour un hérétique, et de se contenter de semer de modestes graines qui mûriront, peut-être, quand le moment sera venu. Un argument simple et irréfutable vaut bien mieux qu'une avalanche d'informations qui menacent les certitudes de votre interlocuteur.

 

 

Mike Werbrouck

Président fondateur du MIB

 

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